Un étrange pouvoir...

Le claquement sec des sabots sur le sable. Le bruit des vagues, l'odeur de sel. Tout cela était nouveau pour le grand bai, aux muscles bien dessinés, qui s'approchait du rivage. Shamrock s'arrêta face à la mer, cette immensité bleue qui s'étendait à perte de vue, bien au-délà de l'horizon. Inlassablement, les vagues s'écrasaient sur le rivage, et ce mouvement serait toujours le même dans des centaines, voire des milliers d'années, bien après que toute chose vivante en ces terres eût disparu. L'eau, toujours en mouvement, se renouvelait sans cesse. Dans un certain sens, elle était inaltérable.

L'étalon ressentit, pour la première fois depuis longtemps, une impression de soif. Il savait, au fond de lui, qu'il aurait très bien pu se passer d'eau durant encore plusieurs jours ; mais l'envie de renouer avec cet élément, de le sentir à nouveau courir en lui, fût plus forte. Il plongea ses naseaux dans l'eau. Pour n'importe quel animal, elle aurait été bien trop salée, imbuvable. Mais pour Shamrock, ce n'était pas un problème. Il pouvait, aussi naturellement que n'importe qui peut s'endormir, ou faire batte son coeur, séparer l'eau du sel et ne boire que cette délicieuse première. Aucun effort, aucune concentration ne lui était demandée pour s'abreuver ainsi. Il ne savait pourquoi, ni comment, il avait acquis ce pouvoir ; mais il avait une unique certitude : ce n'était pas, chez les équidés, un attribut normal. De même que sa capacité à pouvoir voyager plusieurs jours sans s'abreuver, ou à trouver une source sans difficultés, il était le seul à le posséder.

Soudain, il entendit distinctement un craquement. Il releva brusquement la tête. Si quelqu'un l'observait en train de boire de l'eau de mer - comportement absolument inhabituel chez les animaux - il se poserait sans doute des questions, des questions préoccupantes. Et Shamrock ne souhaitait que l'on se pose des questions sur lui.

L'air iodée emplissait ses poumons. La jument, couchée en vache entre deux dunes de sable, se reposait là, bercée par la houle régulière de la mer. Il faisait beau, le ciel haut dans le ciel aveuglant les yeux clairs de la créature de l'eau. Elle plissa les yeux, quittant le ciel du regard, et observa la plage qui s'étendait devant elle. Cela faisait bien longtemps qu'elle ne s'était pas posée ainsi, à simplement profiter du paysage, sans chercher à fuir à la moindre alerte et sans laisser ses sens êtres aux aguets. N'importe qui aurait pu la prendre par surprise et l'attaquer, elle aurait du fuir au dernier moment. Mais parfois se laisser penser être en sécurité lui rappelait le temps de son enfance, où elle pouvait aller où elle le désirait sans se soucier du danger. Les naseaux de la belle frémirent doucement, elle souffla avant de prendre une profonde inspiration de cette brise maritime.

Les yeux clos elle ne faisait qu'écouter le vas et viens des vagues et le chant des cigales. Lorsqu'un martèlement de sabots fit pivoter ses oreilles. Il aurait été idiot de penser que jamais elle ne prêterait attention à des bruits étrangers et qu'à aucun moment elle ne serait sur ses gardes. Chassez le naturel et il revient au galop. L'instinct est toujours plus fort que tout. Vraiment plus fort que tout ? Surement moins fort que la curiosité de Delliah. D'une puissante poussée elle se leva, et sans prendre la peine de s'ébrouer elle scruta l'horizon du regard, ses sens aux aguets. Une silhouette équine se dessinait un peu plus loin. Emboitant le pas elle s'avança en sa direction en toute discrétion, cherchant en chemin de mettre un nom sur cette silhouette, un clan et dénicher un parfum familier. Mais rien ne semblait venir tandis que les quelques mètres qui les séparaient désormais s'amenuisaient. Son sabot à la corne rêche et usée rencontra une branche sèche, qui craqua inévitablement sous le poids de son pas. La jument de l'eau s'arrêta, ses yeux d'un bleu clair se posant sur l'individu non loin d'elle.

Il était à dix mètres d'elle à peine, la robe baie, les crins sombres. Elle l'avait surpris en train de s'abreuver d'eau de mer. Deux possibilités s'offrait à elle. Où cet entier baie était fou. Ou cet inconnu était un équidé de l'eau tout comme elle. Delliah ne bougeait pas, ses crins emmêlées suivant le mouvement de la brise, sa robe sombre couverte de sable et ses yeux clairs -légèrement assaillis par le soleil- posés sur et étalon baie qui la dévisageait désormais.