Requiem avançait prudemment. Elle aimait bien venir ici, car elle se savait tranquille. Généralement. Ses sabots cliquetaient doucement sur la glace miroitante. Vers le milieu du lac, elle inclina son visage neutre au-dessus de ce miroir translucide, observant ses traits paisiblement. Elle n'était plus toute jeune.

L'hiver était loin d'être rude, cette année. Au contraire, les températures étaient bien plus douces qu'à l'habitude, et le temps, parfaitement clair. Le ciel était bleu, sans aucun nuage pour venir cacher le soleil des prunelles de la rouanne.

Parfait pour un entrainement intensif.

Ainsi, elle s'était naturellement dirigée vers le lac gelé, où elle trouverait matière à travailler. L'eau y était gelée, certes, mais il était aisé pour une dame de ce Royaume d'en faire son affaire. Et cela la dérouillerait un peu, elle qui, depuis quelques temps déjà, ne s'était pas adonnée aux changements d'état.

Sur sa route, elle jouait avec sa traditionnelle bulle d'eau. Comme toujours, elle l'avait construite de beau matin, et la faisait flotter en l'air à ses cotés, sans jamais en perdre le contrôle. Elle la glaça, puis fit fondre, avant de la faire s'évaporer pour ensuite se liquéfier de nouveau. L'exercice n'était, en soi, pas si compliqué, mais ce matin, Danaé avait beaucoup de mal à s'y plier. Plusieurs fois, elle s'était trompée, ou bien avait manqué, de justesse, de faire tomber sa bulle sur le sol. Déconcentrée, perturbée, elle savait que ses chaleurs y étaient probablement pour quelque chose. L'hiver, en effet, était la saison qui amenait les chaleurs des filles de l'Eau. Mais bientôt, ce serait au printemps de pointer le bout de son nez, et ce serait au tour de filles de la Terre. Un soulagement pour la rouanne, très peu intéressée par la maternité.

Enfin, la voilà qui arrivait au lac gelé. Une dame d'âge mûr, une vingtaine d'années peut-être, s'était aventurée sur la couche de glace qui recouvrait le lac. Sa robe, son allure surtout, disaient quelque chose à la rouanne, mais elle ne put mettre un nom sur cette jument. Cela faisait bien longtemps qu'elle ne l'avait plus vue.

- Doucement vieillarde, lui adressa Danaé, un brin moqueuse. Ce genre d'aventure n'est plus de votre âge.

Elle s'avança vers la rive du lac, et posa, à son tour, un sabot à la surface. Elle s'appuya dessus, plusieurs fois, testant la résistance de la glace. Donna un petit coup, même. Mais la glace n'en fut pas fragilisée le moins du monde. Elle était épaisse et solide. Pratiquement incassable. Il fallait croire que la vieille n'était pas si bête, finalement, et qu'elle savait ce qu'elle faisait.

Requiem orienta une de ses fines oreilles dans la direction où elle entendait des pas. Un étalon? Si c'était le cas, il perdait son temps: la dame ne faisait plus attention à ses hormones depuis bien longtemps. Mais non, ce n'était qu'une jument impertinente et moqueuse. Une inexpérimentée qui avait encore besoin d'entraînement, et que la sage ne prit pas la peine de la remettre à sa place. Elle ne ne manifesta aucun intérêt pour Danaé, l'ignorant superbement mais sans provocation. Elle faisait tout bonnement comme si elle n'était pas là, renâclant au préalable pour bien montrer qu'elle n'était pas sourde mais qu'elle se fichait de sa présence.

Histoire de se réchauffer un peu au milieu du froid ambiant, Requiem fit s'évaporer la première couche, des trois au moins qu'il devait y avoir, de glace.
Un petit bassin de trente centimètres d'eau, chaude et fumante, fut donc créé devant elle par ses soin. L'arabe y entra délicatement, soulageant ses tendons fatigués de la marche jusqu'ici et se détendant grâce à la chaleur qui s'en échappait. Elle ferma les yeux, au repos, encolure basse.

Requiem est un personne importante du Royaume de l'Eau (elle conseillait les anciens maîtres tout de même !). Donc il y a de grande chances que Danaé l'ai déjà vue, oui ^^

L'ancienne sage ne prêtait aucune attention à la rouanne. Sans lui répondre, ni même lui jeter un regard, se contentant de renâcler pour lui montrer son désintérêt. Habile dans la maîtrise de son élément, l'arabe se créa un bassin d'eau chaude dans lequel elle trempa ses articulations fatiguées. D'un pas lent et prudent, Danaé s'approcha d'elle, dont-elle n'arrivait toujours pas à se souvenir du nom. Pour ne pas paraître ridicule - il s'agissait tout de même d'une des figures les plus emblématiques du Royaume de l'Eau, oublier son nom était une ignominie - elle ne lui demanda pas son nom. Mais se présenter était de rigueur. Si la belle avait déjà entraperçu et entendu parler de la vieillarde, l'inverse était tout bonnement impossible. La grise était une dame connue et reconnue pour son talent de stratège tandis que Danaé n'avait, de son coté, rien accomplit.

- Je m'appelle Danaé. Je suis la soeur d'Ynix, sûrement la connaissez-vous de nom. Je peux ? dit-elle en pointant le bassin du bout du sabot.

Sans même attendre répondre, elle trempa son antérieur à l'intérieur. Un délice, la température était parfaite. La doyenne n'était peut-être pas si mauvaise que cela. La rouanne y entra avec grâce et lenteur, pour laisser à son corps le temps de s'y accommoder.

Leur rencontre était un don du ciel, puisque la fille de l'Eau avait justement besoin d'être conseillée. Et qui mieux que le mentor des anciens maître pour cela ?

- Dites-moi, vous la sage parmi les sages. Que pensez-vous des bâtards ? Ou, plutôt, des couples ... mixtes ? Inter-Royaumes ?

Tandis qu'elle la questionnait, elle modela dans l'eau du bassin une fleur de Lys, qui germait entre elle deux. Ses pétales, tournées vers l'arabe, étaient, eux-aussi, tout ouïes.

Son interlocutrice ferma les yeux, concentrée. Elle n'eut besoin, cependant, que de bien peu de temps pour y trouver réponse, puisqu'elle répondit, presque aussitôt :

- Je pense que si ils peuvent nous aider à nous sauver, il serait bon qu'ils tentent. Si ce n'est pas leur de désir, il est préférable qu'ils s'abstiennent. On obtient rien si le cœur n'y est pas. Mais, c'est aussi perdre les particularités des éléments. Un demi-sang feu-vent, serait sans doute plus fort qu'un pur, à l'usage. Mais si tous les éléments se mêlent, alors, ils ne se différencieraient plus. C'est un bien pour un mal et vice-versa. Voilà, ce que je pense.

Les paroles de la grise étaient étranges. Et un peu à coté - avouons le - par rapport à la réelle question de Danaé, qui lui avait demandé son avis sur les couples inter-Royaumes. Mais peu importait, la réponse apportée n'en était pas moins intéressante. Plongée dans une intense réflexion, la rouanne restait silencieuse, et méditait les paroles de l'ancienne sage. Il lui semblait bien, en effet, qu'elle n'avait pas tort. Même si combiner les dons de tels ou tels royaumes paraissaient, sur la première génération, avantageux, répéter le même processus à l'infini affaiblirait grandement le pouvoir de leurs descendants. Un bâtard pouvait, certes, combiner deux dons. Mais cela impliquait une bien moins grande puissance dans la maîtrise de chacun de ses éléments. Alors qu'un fils de l'Eau pourrait tenir en son pouvoir son élément des heures sans faiblir, un impur fatiguerait bien plus tôt.

Et tout cela menacerait le pouvoir des Maîtres. Devenir Maître de son élément permettait de toucher du doigt de nouvelles possibilités, grâce aux facultés qui lui étaient offertes lors de son sacre. S'il n'existait plus que des impurs, plus personne ne pourrait acquérir ces pouvoirs-là. Il n'y aurait plus de Maître. Plus d'harmonie. Tout ne serait que mélange.

Hmm, les mots de l'arabe étaient bien pensées, il fallait le reconnaître.

- Quel est votre prénom ? demanda la doyenne.

La rouanne plissa les yeux, perplexe, quand à la demande étrange de l'ancienne. Était-ce la sénilité qui la guettait, malgré la clairvoyance dont elle était - selon les légendes - pourvue depuis toujours ? Patiente cependant, elle lui répondit de nouveau :

- Je m'appelle Danaé. Je vous l'ai dit, il y a quelques instants encore. Vous vous souvenez ?

Mais cet oubli de la part de l'honorable grise permit à la jument de se souvenir, enfin, de son nom à elle. Requiem. Magnifique.

Mais la jeune demoiselle fut prise d'un doute. Peut-être la doyenne cherchait-elle à la tourner à ridicule en lui demandant de se répéter. Peut-être même la prenait-elle pour une imbécile. Danaé fronça les arcades sourcilières et frappa rageusement du sabot postérieur la glace qui délimitait le fond du bassin.

- Vous vous moquez de moi, c'est cela ?

Les naseaux tendus vers le ciel, tête et queue haute, elle la toisait de tout sa hauteur. Que la doyenne ne se méprenne pas à son sujet, Danaé défendrait son orgueil bec et ongles.

- Non. Je devrai ? avait questionné Requiem.

Danaé porta son regard sur sa droite, avant de le conduire de nouveau vers l'arabe. Elle entrouvrit les lèvres et répondit, à son tour tout aussi calmement :

- Ce serait très malvenu.

Elle laissa échapper un soupir. Malvenu, en effet.

Mais les êtres de l'Eau étaient connus pour leur fort tempérament. Rare étaient les premières rencontres qui se déroulaient sans accroc. Chassez le naturel, il revient au galop, n'est-ce pas ? Ces animosités étaient, en somme, normales. Et même peut-être plus encore justifiées par les chaleurs des deux demoiselles.

- Vous me semblez avoir du caractère. C'est appréciable, étant donné la situation. La guerre n'épargnera, malheureusement, ni les enfants ni les vieillards. Pourquoi ne pas vous dérouiller un peu ?

Son ton était à la fois défiant et amical. Le tempérament de l'ancienne lui plaisait, mais l'échauffait aussi, la stimulait.

La fleur de Lys de Danaé s'allongea, et entoura les membres de l'Ancienne, sans aucune pression cependant. Les lianes n'étaient pas serrées, une simple caresse inoffensive. La base de la plante était entre elle deux, à mi-distance de chacune, et sa tête, sous le ventre de l'arabe. Le coeur du Lys agrippa au ventre de l'arabe, et ses pétales s'allongèrent, encore, encore, pour venir se coller contre les cotes de la grise, épousant ses formes féminines.

- A vous, belle dame.

Danaé observa, amusée, l'Ancienne se défaire de ses chaînes avec empressement. Mal à l'aise, peut-être ? L'arabe la questionna :

- C'est cela, votre stratégie pour "la guerre" ? Entourer les corps de vos ennemis avec des pétales de Lys ?

Dieu non, quelle idée.

Aux ennemis du Royaume de l'Eau était consacrées bien plus élaborées manipulations. Celles qui exploitaient la faille de la vie-même. Un coup bas, une trahison envers Dame Nature, éternelle bienfaitrice.

Détestable Danaé - les mots de son aînée lorsque la belle lui avait exposé ses travaux. Les idées de la rouanne allaient, malheureusement, bien au delà de l'éthique. Et, si la demoiselle ne se préoccupait guère de la morale en ce qui concernait les fils du Vent, il en était tout autre pour une dame de son propre Royaume. D'autant qu'un certain respect lui était dût, de par son âge, certes, mais aussi et surtout de par son rang. N'oublions pas qu'il s'agissait de la Sage de l'Eau.

- Non. Je n'aurais pas le loisir de m'adonner à ce genre de poésie.

Et la vieille ? Que prévoyait-elle ?

L'agacement de la grise était visible. Danaé l'ennuyait et la dérangeait, rester plus longtemps serait contre productif. Aussi, quand Requiem demanda si elle avait d'autres interrogations à lui soumettre, les lèvres brunes lui répondirent :

- Et risquer d'abuser de votre temps précieux ? Non, non. Je vous remercie, Requiem, sa réponse ayant été très intéressante, il était tout à fait normal de lui dire merci avant de s'éclipser.

Un mince sourire sur les lèvres, elle salua l'arabe d'un hochement de tête, avant de creuser de larges marches à travers la glace pour sortir du bain. De retour à la surface du lac, elle rejoint la terre ferme à petits pas prudent. Ce n'était pas le moment de glisser et de s'étaler de tout son long. Classe, très classe.

Un dernier coup de queue, et voilà qu'elle avait déjà disparu.