L'inconnu parla le premier :

- Je croyais être seul, navré si je vous ai fait peur.

Il semblait être en pleine occupation spirituelle. Cette tradition, que suivaient pieusement les êtres de l'Air, Danaé en avait entendu parler. Aïe. S'il était là et s'adonnait à cette activité, il y avait toute les chances pour qu'il soit l'un d'eux. Mais son absence d'hostilité mis la rouanne en confiance. Peut-être l'odeur, si particulière, de l'Antre dissimulait-elle la sienne. Quoi qu'il en soit, il fallait tenter. Elle prit un air assuré et nonchalant, comme si elle était un plein pèlerinage habituel.

- Il n'y a aucun problème. C'est ma faute, j'aurais dût attendre à l'extérieur, je ne savais pas que vous étiez déjà là.

Danaé était persuadée - à tort certes - qu'il s'agissait là d'un fils du vent. Alors, pour ne pas se trahir, elle s'avança à son tour vers la roche. Elle huma la paroi, concentrée, comme si elle cherchait, elle aussi, un endroit où laisser l'empreinte de son passage. Elle espérait qu'il partirait, bien vite, sans lui poser de questions. Sinon, il lui faudrait continuer à jouer le jeu.

L'étalon ne partait pas. C'était un problème. Un véritable problème. A tous instants, la couverture de Danaé pouvait sauter, et l'autre deviendrait sans doute bien moins poli.

La belle se concentra sur les runes qui ornaient la paroi. L'une d'elle attira son attention, plus encore que toutes les autres. Le dessin était très léger, simpliste, presque une esquisse, et la roche à peine creusée. Comme s'il avait été fait à la va-vite, et que le temps avait manqué à l'artiste passé-là marquer sa venue. Comme si quelque chose, ou quelqu'un, avait interrompu le tracé.

Il était difficile de distinguer l'exact forme du dessin était donné son peu de profondeur, mais il était toutefois possible d'en distinguer les traits principaux. Il s'agissait d'un cercle presque complet : il était ouvert, par le bas, et une ligne verticale partant du centre du cercle traversait la brèche. A partir d'un petit centimètre après la brèche, le trait se divisait, en trois brins. L'un vertical, un autre partant vers le sud est, le dernier vers le sud ouest. C'était ce dernier trait, qui avait été brusquement interrompu. Sa longueur, bien plus courte que celle des deux autres, indiquait que le dessin n'avait pas put être terminé.

- Euh... Vous n'avez encore jamais déposé votre marque ?

L'inconnu était perspicace. Problème, là encore. La rouanne s'apprêtait à l'envoyer voir à l'autre bout de l'antre si elle y était, mais la rune qui l'avait marqué quelques secondes plus tôt lui revint en mémoire. Les rouages de son imagination se mirent en marche, à toute vitesse. Trouver, trouver une histoire qui tienne la route. Il fallait, de toute façon, mentir. Autant essayer d'être crédible.

- Je ne suis pas là dans ce but. Je suis à la recherche d'une rune bien spécifique. Mon tout jeune frère, disparut il y a plusieurs lunes déjà, alors qu'il avait prévu de se rendre ici déposer la sienne. Je crains qu'il ne lui soit arrivé une quelconque mésaventure.

Elle laissa un court temps s'écouler, comme si elle était songeuse, perdue dans ses pensées. Puis elle mima la stupéfaction :

- Oh ! Je crois bien avoir trouvé.

Fermant les yeux, elle déposa son museau contre la roche. C'était froid. Plus encore que partout ailleurs. C'était presque comme si la rune, elle-même, dégageait cette impression-là. Une immense tristesse s'en dégageait, tristesse qui toucha Danaé en plein cœur. C'était une sensation si étrange, si inconnue. Et elle fut prise d'un doute saisissant. Se pouvait-il que la prétendue mysticité de ces runes soit réelle ?

Quelle était donc l'histoire de cette rune-ci ?

L'étalon avait écouté son histoire, perplexe. Danaé soutenait son regard, pour donner plus de crédibilité à son histoire, mais elle savait que, s'il persistait, elle ne pourrait cacher plus longtemps la vérité. D'autant qu'il avait l'air intelligent. Bien plus que ce qu'elle pensait des fils du Vent.

- Son nom...? s'aventura l'inconnu.

A ses mots, la rune s'illumina, soudainement, chose que la rouanne, non initiée, ne pouvait comprendre. Elle avait été à deux poils de croupe de sursauter, surprise. Mais par chance uniquement, son corps n'avait rien laissé transparaître.

L'étalon semblait penaud. Pourquoi ? Une fois de plus, l'ignorance de Danaé concernant la façon de penser du peuple de l'Air était un sacré désavantage.

Il fallait, à tout prix, changer l'orientation de la discussion. Mais elle ne pouvait, clairement, pas ignorer la question de l'inconnu. Ce serait bien trop suspect. Elle murmura alors le premier nom masculin qui lui vint à l'esprit.

- Keïross.

Ce choix, malheureusement, n'était que peu judicieux. Mais ce n'est que quelques secondes plus tard qu'elle s'aperçut de son erreur. Le noiraud semblait plus jeune : si la chance était du coté de l'Eau, le nom de l'Ancien Maître serait demeuré inconnu à son interlocuteur. Il ne fallait pas lui laisser le temps de réfléchir.

Danaé sauta au cou du fils du Vent.

- Il me manque terriblement.

Son visage dans les crins de l'inconnu - pas dégueu d'ailleurs, ce qui rendait l'étreinte bien moins désagréable qu'il ne l'aurait fallut étant donné qu'il s'agissait d'un ennemi - elle laissa échapper un hoquet, comme s'il lui avait été arraché par l'émotion. Après tout, elle avait perdu son "frère". La réaction qu'elle avait simulé était tout à fait naturelle.

Elle se serra un peu plus encore.

En réalité, le véritable Keïross lui manquait, lui. Elle espérait qu'avoir réutilisé son nom pour son histoire ne lui apporterait pas mauvaise fortune.

Le noiraud semblait s'impliquer toujours davantage dans cette histoire de fratrie séparée. Intéressé, intrigué peut-être, par le conte de Danaé, il lui avait fait part d'un conseil des plus avisés, si tant est qu'elle fut l'une des leurs.

- Interrogez la rune, sans doute vous aidera t-elle sur comment le retrouver...

"Interroger" ? Terme intéressant. Mais la rouanne ne connaissait rien de tout cela.

Interroger donc, voilà ce qu'avait fait l'étalon, quelques minutes auparavant. La belle ne l'aurait jamais reconnu, mais elle commençait à trouver ce peuple fascinant. Leurs croyances, leurs pratiques, elle qui les avait toujours haït, la voilà qui voulait mieux les connaître. Elle avait l'impression d'être contre nature. De trahir son propre sang, en étouffant sa haine sous le poids de sa curiosité.

- Sans doute.

Mais pour interroger, encore fallait-il en avoir les capacités. Et, étrangère qu'elle était, elle n'avait aucune idée de comment elle pourrait simuler cette chose-là.

La réponse était simple. Elle ne le pouvait pas.

Et l'étalon avait l'esprit bien trop coriace pour que son jeu d'actrice puisse le mener en bateau encore bien longtemps.

- Mais j'aimerai pouvoir le faire seule. Nous avions un lien très particulier, très intime. Je serais gênée de savoir que l'on m'observe.

Son ton était pressant, mais poli. Elle ne pouvait se permettre de se trahir.

- J'en conviens. J'en conviens fort bien...

Danaé retint un soupir, soulagée. La voilà qui était sauvée. Mais elle déchanta bien vite.

- Mais vous savez... Tout se sait chez les fils de l'Air, sans doute le peu de répliques que vous obtiendrez, me fera vous trouver des indices.

Il plongea son regard, intense, dans les prunelles de la jolie brune. Son obstination ne présageait rien de bon. Se pouvait-il qu'il ait découvert sa véritable identité ? Il la faisait douter. Mais tout n'était pas encore perdu, et Danaé persista dans sa requête.

- Permettez-moi d'insister.

Elle appuya à son tour sa réplique d'un regard ferme. Il ne lui restait, malheureusement, plus guère de cartes en mains. Mais elle défendrait bec et ongles sa couverture.

L'inconnu avait perdu tout sang froid, et il s'exclama soudain :

- Cessez de me leurrer !

D'amical il était devenu hostile en un fragment de seconde. Ce changement d'attitude était si surprenant, si inattendu, que la rouanne n'émit pas un son, interloquée. Stoïque, elle attendait la suite, la mâchoire serrée fort, fort, pour ne pas céder face à la soudaine autorité dont avait fait preuve l'étalon. Alors elle resta droite, se dressa même un peu plus, pour paraître plus imposante. Qu'elle soit une demoiselle et lui un mâle importait peu. Grâce à leur élément, les femelles étaient, ici-bas, de force équivalente à leur homologue masculin.

Danaé ne faiblirait pas.

Le calme revint, aussi vite qu'il était partit. Mais déjà, la jument avait reçut le message : il avait compris.

- Non, moi, j'insiste, avait-il repris.

Son comportement était étrange. Et la faisait douter, encore. Peut-être que, finalement, il n'avait pas compris son petit jeu ? Peut-être tout ceci n'était qu'un test, destiné à la tester ?

La fille de l'Eau tourna la tête sur le coté, fuyant le regard du noiraud. Malgré tout, elle était coincée. Le Royaume de l'Air étant bien connu pour son absence de clémence, elle n'avait plus guère le choix. Mais, jusqu'au bout, elle tiendrait son rôle.

- Je ne voudrais pas abuser de votre temps. Ma quête de réponse attendra.

A ces mots, elle se dirigea vers l'entrée de la caverne, silencieuse. Surtout, n'être ni provocante, ni suspecte.

La rouanne n'aurait jamais sut qu'il la suivait au dehors s'il ne s'était pas époumoné après elle. Les pas de l'étalon avaient été plus silencieux que ceux d'un félin.

- Attendez !

Elle stoppa sa marche, sans toutefois se retourner, attendant la suite. S'il préparait un de ces mauvais tour dont l'Air avait le secret, elle serait prête à prendre la fuite.

Mais son élément, soudain, fut appelé. Elle crut d'abord à la venue d'un allié. Un fils de l'Eau, peut-être, aurait sentit l'une de ses sœurs en difficulté, et serait venu jusqu'ici pour défendre sa patrie. Mais non, rien, personne, il n'y avait que lui.

Elle se tourna vers l'inconnu, soupçonneuse. Qu'était-ce donc que tout cela ? Elle était si surprise que l'idée d'avoir croisé le chemin d'un bâtard ne l'effleura pas encore. Le phénomène était encore trop rare pour qu'elle y pense instinctivement.

Et Danaé, enfin, compris la réelle nature de son interlocuteur. Celui-ci détenait le maîtrise de l'Eau, mais aussi celle de l'Air. Comment ... comment un tel amour avait-il put être possible ? L'incompréhension était totale.

Alors que des années de guerres séparaient les deux camps, deux jeunes gens, ennemis de par leur naissance, s'étaient trouvés, malgré tout. C'était un choc.

- Quel est votre nom ? demanda-t-elle.

Quand à son élément, elle n'en fit rien. Invoquer l'Eau à son tour ne l'aurait rendue qu'hostile.

Le noiraud ne répondait pas, se contentant, pour le moment, de la jauger avec hauteur. Puis, lentement, il articula :

- Et vous? Oserez-vous me dire enfin une vérité...

La jument eut un mince sourire. Elle s'était sentie contrainte de fausser la vérité lorsqu'il l'avait aperçue, puisque se croyant en face d'un membre pur du Royaume de l'Air. Elle se préoccupait de son propre sort, tout de même. Et pénétrer sur cette terre sacrée qu'était l'Antre Embrumée ne lui aurait pas apporté que des reproches.

- Je n'ai pas fais que vous mentir, vous savez. Hésitation. Danaé, finit-elle par dévoiler.

Elle fit la moue, vexée de savoir qu'il lui avait extorqué son nom aussi facilement. C'était très embêtant, d'être surprise autre part que chez soi. Difficile de prendre la main.

- A votre tour.

A son tour, elle put mettre un nom sur le visage de son interlocuteur :

- Crönn.

Prénom intéressant. Il s'avança, et, nerveuse, elle fit un pas en arrière. Et s'il lui voulait du mal ? Venger la patrie de l'un de ses deux parents en lui préparant le sort réservés aux intrus ? Si c'était le cas, Danaé serait prête. Les muscles tendus, prêts à bondir, elle attendait. Il reprit :

- Et... très chère Danaé, Dame de l'Eau cela est certain, que faites vous sur des terres sacrées au peuple de l'Air, si répugnant qu'il soit à vos yeux...?

Elle protesta avec un petit bruit de bouche. Comptait-il réellement l'interroger ? Elle esquiva.

- "Très chère" ? Vous êtes bien familier, Crönn. J'ai à faire, je regrette.

Elle se retourna, et battit l'air d'un coup de queue, tout en reprenant le chemin vers la sortie de l'Antre.